Lucien CUÉNOT

1866, 1951
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Lucien
Cuénot
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Zoologie
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Texte
; par :
Étienne Bolmont, Laurent Rollet

Lucien CUÉNOT (1866-1951)

Professeur de zoologie

Lucien Claude Jules Marie Cuénot est né à Paris en octobre 1866. Son père y est postier. Fin juillet 1900, il épouse Geneviève de Maupassant, fille d’un inspecteur général des chemins de fer de l’Est et cousine du célèbre écrivain Guy de Maupassant. Le couple a 6 enfants : Nelly (1901-1988) assistante sociale, Lucienne (1902-1988), Alain (1905-1988) médecin, Claude (1911-1992) professeur de lettres, normalien et agrégé, Marc-Antoine (1914-1962) ingénieur agronome et René (?-2010) conservateur de la Bibliothèque municipale de Nancy et président de l’Académie de Stanislas en 1975. Suite à une congestion pulmonaire, Lucien Cuénot voit sa santé décliner à partir de 1949. Il meurt à Nancy le 7 janvier 1951, à l’âge de 84 ans.

Cuénot effectue sa scolarité secondaire au collège Chaptal de Paris. En novembre 1883, il entre à la Faculté des sciences de Paris et obtient la licence de sciences naturelles en tête de sa promotion en 1885, à 19 ans. Deux ans plus tard, il est le plus jeune docteur ès sciences naturelles de France avec une thèse, Contribution à l’étude anatomique des astérides. Il l’a préparée aux stations biologiques de Roscoff et Banyuls, sous la direction du professeur Henri de Lacaze-Duthiers, à l’origine de sa vocation pour la biologie.

À la suite de sa thèse, il effectue son service militaire à Beauvais, puis à son retour à Paris, il est nommé préparateur d’anatomie et de physiologie comparées à la faculté des sciences. Dans l’incertitude d’obtenir un poste, il entame des études de médecine qu’il abandonne après un an. Fin 1889, on lui propose un poste de maître de conférences à Lyon. Mais finalement en décembre, c’est à la Faculté des sciences de Nancy qu’il est nommé en tant que chargé de cours complémentaires de zoologie, le poste de Lyon étant attribué à René Koehler*, transféré à Lyon suite à une affaire d’adultère. Selon Andrée Tétry, Cuénot qualifiait sa nomination à Nancy de « fantaisie d’Éros » !

Lucien Cuénot s’installe définitivement à Nancy, y fait venir sa famille, ses parents et sa sœur. Malgré les sollicitations, il y accomplit toute sa carrière universitaire. Andrée Tétry rapporte les propos de Cuénot : « La tentation d’aller à Paris qui est si vive chez la plupart des professeurs provinciaux ne m’a pas touché, j’étais heureux par mon travail ; j’avais une famille, des amis, une maison, j’aimais la Lorraine, pourquoi changer ? ».

Il est nommé professeur adjoint en 1896, et en novembre 1898 il devient professeur de zoologie. Il enseigne la zoologie au certificat d’études physiques, chimiques et naturelles jusqu’en 1908 et, à l’institut agricole et colonial, l’entomologie, la parasitologie et la zootechnie spéciale. Son cours de zoologie traite de tous les groupes d’animaux, selon leur importance, alors que le cours de biologie change tous les ans et expose les grandes notions de cette discipline (évolution, adaptation, espèce et géonomie). En 1925, il crée un certificat d’évolution des êtres organisés.

Dès sa nomination comme professeur il prend la direction du Cabinet d’histoire naturelle. Sous son impulsion, en 1933, ce cabinet est transformé en 1933 en Muséum d’histoire naturelle de la ville de Nancy. Il conçoit cette institution comme un livre de zoologie, dans lequel l’organisation doit laisser transparaître les concepts de la biologie, moyens de défense, phénomènes de convergence, dimorphisme sexuel, adaptation au milieu… Signe de son souci de préservation des collections, le musée est conçu sans fenêtre, avec un éclairage artificiel, évitant ainsi aux collections l’impact de la lumière du soleil et l’action de l’humidité. Construit par l’architecte nancéien Jacques André, il s’inspire du mouvement Art déco et des constructions de l’architecte américain Franck Lloyd Whright.

Il prend sa retraite fin septembre 1937, il est alors nommé professeur honoraire. Il reste cependant actif, continuant ses recherches dans un laboratoire indépendant, grâce à une subvention de la Caisse des recherches scientifiques. Cette disposition est annulée un an plus tard, en novembre 1938, et, par arrêté du maire de Nancy, en décembre 1938, il doit laisser la direction du musée à son successeur, Paul Rémy.

À ses débuts à Nancy, il profite de l’influence de deux histologistes de la faculté de médecine, Auguste Prenant et Adolphe Nicolas qui l’initient aux méthodes du laboratoire. En ce qui concerne la théorie de l’évolution, il a été formé par Alfred Giard, créateur à la Sorbonne en 1888 d’un cours d’évolution des êtres organisés, et par Yves Delage, directeur du Laboratoire de zoologie expérimentale puis de la Station biologique de Roscoff.

Les travaux de Lucien Cuénot lui confèrent une renommée internationale. Il étudie le monde animal dans toute sa diversité, notamment la faune de Lorraine et celle du bassin d’Arcachon : grégarines, échinodermes (sa thèse), sipunculiens, mollusques, crustacés décapodes, insectes et physiologie des invertébrés. Il décrit 21 espèces nouvelles. Il donnera en 1938 une représentation de la biodiversité animale par une classification en Y, l’arbre de Cuénot. De 1890 à 1907, il explore les moyens de défense des animaux. De 1896 à 1904, il étudie la détermination du sexe chez les animaux. Entre 1901 et 1913, il s’illustre dans la redécouverte de l’œuvre de Mendel et son application au monde animal par ses recherches sur l’hérédité chez les souris. Après 1914, il se consacre à l’évolution.

Évolutionniste, son œuvre en biologie générale le conduit à rejeter « l’illusion transformiste », il s’oppose au néo-lamarckisme de la Sorbonne. Il délaisse cependant le darwinisme et prend une voie médiane avec une théorie du mutationnisme – ou néo-darwinisme – qui met en valeur la pré-adaptation (1901-1909). Ses travaux le conduisent vers la philosophie et, à partir de 1923, il met en avant une finalité biologique. Refusant les raisonnements extra-scientifiques, il combat le créationnisme. La recherche d’une explication causale au mécanisme de l’adaptation le conduit vers la métaphysique, comme en témoigne un texte de 1946 « Hasard ou finalité, l’inquiétude métaphysique ». À ce sujet, dans les années 1930, il entretient des relations suivies avec le théologien et paléontologue Pierre Teilhard de Chardin (1881-1955).

Cuénot se bat pour une science positive, sans « l’intrusion dans la pensée scientifique d’une intolérance philosophique et même politique qui tend à délimiter une doctrine quasi officielle, en dehors de laquelle il n’est point de salut ». Il n’y a pas de science bourgeoise ni de science marxiste, s’opposant ainsi au livre de Marcel Prenant sur Darwin (Darwin, 1946) qui décrit Darwin comme un « bourgeois » ou aux prétendues découvertes de Troffim Denissovitch Lyssenko.

Généticien et évolutionniste – il rédige en 1936 avec Jean Rostand une introduction à la génétique –, il ne demeure pas silencieux face à la montée en puissance de l’eugénique comme science et de l’eugénisme comme programme social. Bien qu’il ne soit pas membre de la Société française d’eugénisme (fondée en 1913), il représente la France au second Congrès eugénique international de New-York en 1921, aux côtés du statisticien et démographe Lucien March (1859-1933) et de Georges Vacher de Lapouge (1854-1936), partisan d’un eugénisme radical, raciste et aryaniste. Selon Annette Lexa-Chaumard, il rejette la vision « lamarckienne » de l’eugénique, proche en fait de l’hygiénisme social, qui se contente de prôner des mesures environnementales et sociales pour éviter la propagation des tares héréditaires. Il voit cette discipline instaurée non par la contrainte, mais par la responsabilité individuelle. En 1933, il va jusqu’à se déclarer en faveur du « certificat prénuptial voire la stérilisation des non-désirables », semblant inconscient des frontières poreuses entre eugénisme positif et eugénisme négatif et ne sentant visiblement pas venir les réalisations radicales de l’Allemagne nazie.

Il revient sur cette position en 1935 quand il propose une eugénique capable de se substituer à la contre-sélection des sociétés humaines en favorisant l’hétérosis (un mélange entre classes sociales et races sur le principe de la vigueur hybride). Avec Jean Rostand, militant anti-raciste, il s’oriente vers une eugénique ‘responsable’, visant à diminuer la transmission des maladies héréditaires. Paradoxalement, la même année, dans un article intitulé « Eugénique », publié dans la Revue lorraine d’anthropologie, il exprime une certaine admiration pour les mesures promulguées par les nazis en Allemagne, écrivant notamment que l’Allemagne « serait dans vingt ans une puissance qui pourrait tout oser » et que « la France, menée à la ruine par son absence de politique familiale, ferait une fort belle colonie germanique ». On note que les positions de Cuénot ne semblent pas avoir été marquées par l’affirmation d’un principe d’inégalité entre les races humaines : « Si profondes que soient les différences d’aspects entre certaines races humaines, écrit-il avec Jean Rostand, il ne semble point qu’elles se différencient par la structure chromosomique. Toutes, au reste, peuvent se croiser les unes avec les autres ; et l’on a lieu de rapporter toutes les différences de pigmentation [...] à des différences de gènes. Par suite du mélange immémorial des lignées humaines, il n’existe peut-être pas, à la surface du globe, une seule race vraiment pure ». On note enfin, qu’après la Seconde Guerre mondiale, Cuénot reste convaincu qu’il n’existe pas de race pure et qu’il est impossible de contrôler le patrimoine génétique de l’homme si ce n’est par une prise de conscience individuelle (sur ce point, voir Annette Lexa-Chomard, 2004).

Chercheur confirmé, Cuénot est aussi un professeur apprécié. Il ne conçoit pas une recherche séparée de l’enseignement : « Le chercheur isolé se stérilise rapidement et se spécialise à outrance. Le chercheur doit être en même temps professeur, bon ou médiocre. C’est en faisant des cours que l’on acquiert l’érudition indispensable, que l’on voit les lacunes de sa science. » Son assistante Andrée Tétry rapporte : « Ses cours étaient remarquables. Un style simple, mis à la portée de tous, assurait une compréhension aisée. » Dans l’Institut de zoologie, il supprime les amphithéâtres, la salle de cours est sur un plan et sert en même temps de salle de travaux pratiques. Il organise des excursions pour la licence autour de Nancy. Il dirige 16 thèses, parmi lesquelles il faut signaler la première, celle de René Florentin* en 1899, et celles de Louis Mercier* en 1906 et de Philippe Lasseur* en 1911.

Curieux et consciencieux, il a aussi beaucoup d’humour et se montre parfois caustique avec son public. Il exerce ainsi son esprit critique sur lui-même et reconnaît ses erreurs. Très cultivé, au-delà des sciences, il apprécie la littérature et le théâtre. Il est membre de la Commission de surveillance de la Bibliothèque municipale de Nancy, élu vice-président en 1930. Il dépasse le cadre de l’enseignement en donnant des conférences, plus de 130 pendant sa carrière puis pendant sa retraite, aussi bien en France qu’à l’étranger. Il improvise souvent, évitant de lire un texte.

Il est l’auteur de près de 300 publications, de 1886 à 1952, en France (Comptes rendus de l’Académie de sciences, Archives de Zoologie expérimentale, Archives de Biologie, Archives d’Anatomie microscopique, Revue scientifique, Revue générale des sciences pures et appliquées, …) et à l’étranger (Zoologischer Anzeiger, Smithsonian Report…). À Nancy, il participe aux travaux de la Société des sciences de Nancy et écrit dans son bulletin. Il publie près d’une dizaine d’ouvrages généraux qui reflètent ses idées et leur évolution. Il participe également à la rédaction du Traité de zoologie de Pierre Paul Grassé (1952) avec le chapitre sur les échinodermes, et au Traité de paléontologie de Jean Piveteau (1952) avec une contribution sur les échinodermes fossiles.

Membre correspondant de l’Académie des sciences de Paris en 1918, membre non résident en 1931, il est lauréat de quatre prix de l’Académie, dont le prix Albert 1er de Monaco en 1930. En 1907, il reçoit le prix Nicolas II au congrès international de biologie de Boston. Il est entre autres membre associé de l’Académie royale de Belgique (1898), membre de l’Académie pontificale, de la Société de biologie (1905). Il participe aussi à la vie intellectuelle nancéienne (il entre à l’Académie de Stanislas en 1928) et il préside un temps la Société zoologique de France.

Officier d’Académie et de l’Instruction publique, il est officier du Mérite Agricole en 1911, chevalier (1921), officier (1935) et commandeur (1948) de la Légion d’Honneur.

Étienne Bolmont & Laurent Rollet

Bibliographie

Cuénot Lucien (1887), Contribution à l’étude anatomique des astérides, thèse de doctorat, Imp. de Oudin.

___ (1892), Les Moyens de défense dans la série animale, Gauthier-Villars.

___ (1894), L’influence du milieu sur les animaux, G. Masson.

___ (1897), « Les globules sanguins et les organes lymphoïdes des invertébrés », Archives d’Anatomie Microscopique, 1, 153-192.

___ (1897), Le Déterminisme du sexe chez les insectes et en particulier chez les mouches, Berger-Levrault.

___ (1902), « La loi de Mendel et l’hérédité de la pigmentation chez les souris », Archives de zoologie expérimentale et générale, 10.

___ (1906), « Hérédité et mutation chez les souris », Association française pour l’avancement des sciences, 34, 593-597.

___ (1907), « Notions nouvelles sur l’hérédité », La science au 20e siècle, 56, 231-235.

___ (1925), L’adaptation, Paris, G. Doin.

___ (1931), L’origine de l’homme, Imp. Camille André.

___ (1932), La genèse des espèces animales, Librairie Félix Alcan.

___ (1934), La Loi en biologie, Paris, Alcan.

___ (1936), L’espèce, Paris, G. Doin.

___ (1938), « Présentation d’un arbre généalogique du règne animal », Bulletin de la Société des sciences de Nancy, 4-5, 110-115.

___ (1941), Invention et finalité en biologie, Paris, Flammarion.

___ (1946), Hasard ou finalité, l’inquiétude métaphysique, Éditions du Renouveau.

___ (1951), L’Évolution biologique, les faits, les incertitudes, Paris, Masson.

___ (1969), Sipunculiens, échiuriens, priapuliens, Nendeln, Liechtenstein, Kraus Reprint.

___ (2000), The Heredity of Pigmentation in Mice, Placitas, NM, Genetics Heritage Press.

Cuénot Lucien & Rostand Jean (1936), Introduction à la génétique, Tournier et Constans.

Sources d’archives

Archives nationales : dossier de carrière (AJ/16/5778) et dossier de Légion d’honneur (LH/638/43).

Sources secondaires

De nombreuses biographies décrivent la vie et l’œuvre de Lucien Cuénot. Les premières nécrologies paraissent dès sa mort en 1951. D’autres sont éditées à l’occasion du centenaire de sa naissance. La notice publiée par l’Académie des sciences en 1952 contient la liste exhaustive de ses publications, conférences, encadrement de thèses, distinctions. À noter, les mémoires d’Andrée Tétry illustrées de nombreuses anecdotes et les publications récentes d’Annette Lexa-Chomard.

Bounoure Louis (1952), « Lucien Cuénot biologiste et philosophe », Revue scientifique, 3317, 155-164.

Collectif (1952), « Lucien Cuénot », Notices et discours – Institut de France – Académie des sciences, 3, 332-390.

___ (1963), « Allocutions à la cérémonie du centenaire de la naissance de Lucien Cuénot, à Paris », Notices et discours- Institut de France, Académie des sciences, 5, 459-495.

___ (1967), Hommage à Lucien Cuénot (1866-1951) : membre de l’Institut, à l’occasion du centenaire de sa naissance. Paris, le 20 octobre 1967, Paris, Palais de l’Institut.

Diligent Marie-Bernard & Tétry Andrée (2002), « Lucien Cuénot par Andrée Tétry. Histoire d’un ouvrage inédit », Mémoires de l’Académie nationale de Metz, 75-130.

Gallien L. (1951), « Lucien Cuénot (1866-1951) », Bulletin de la Société zoologique de France, 66, 35.

Guinier Philibert (1951), « Lucien Cuénot (1866-1951) », Revue forestière française, 3.

Javillier Maurice (1951), « Mémoires et communications », Comptes rendus de l’Académie des sciences, 232, 189-195.

Lexa-Chomard Annette (2004), Lucien Cuénot : L’intuition naturaliste, L’Harmattan.

___ (2009), Lettre à Lucien Cuénot : Sur la vie, l’évolution, la quête de vérité, Gérard Louis Éditeur.

Lienhart R. (1951), « Hommage au professeur Lucien Cuénot », Mémoires de l’Académie de Stanislas.

Schmitt Stéphane (2002), « Lucien Cuénot et la théorie de l’évolution : un itinéraire hors norme », La revue pour l’histoire du CNRS, 7, 10-16.

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