Allocution de M. Gasquet, Recteur
Nancy (Meurthe-et-Moselle)
; Allocution du Recteur
;
Partie du document
;
publication en série imprimée
; sr1899_8
;
Est une partie de : Séance de rentrée de l'Université de Nancy, le 9 novembre 1899
par : GASQUET
seance_rentree_1899_8.pdf, application/pdf, 1,06 Mo,
Titre (dcterms:title)
Allocution de M. Gasquet, Recteur
Identifiant (dcterms:identifier)
sr1899_8
Date de création (dcterms:created)
1899
Est une partie de (dcterms:isPartOf)
Créateur (dcterms:creator)
GASQUET
Sujet (dcterms:subject)
Allocution du Recteur
Editeur (dcterms:publisher)
Imprimerie Coopérative de l'Est, 51, rue Saint-Dizier, 51
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Bibliothèque-médiathèque de Nancy
Date de publication (dcterms:issued)
1900
Format (dcterms:format)
PDF avec ocr
Langue (dcterms:language)
fr
Type (dcterms:type)
publication en série imprimée
Couverture spatiale (dcterms:spatial)
Nancy (Meurthe-et-Moselle)
Droits (dcterms:rights)
extracted text (extracttext:extracted_text)
UNIVERSITÉ
DE
NANCY
SÉANCE DE RENTRÉE
L'UNIVERSITÉ
EMERE
1899
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LE
NANCY
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DE
UNIVERSITÉ
DE
NANCY
SÉANCE DE RENTRÉE
DE
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L'UNI \
DE
NANCY
NANCY.
IMPRIMERIE
COOPÉRATIVE
51, Rue Saint-Dizier, 5i
4900
DE
L'EST
ALLOCUTION
DE
M,
GASQU
ET,
REGTEUR
MESSIEURS,
L’habitude a fait de moi depuis sept ans comme l'his-
torien officiel de vos « Annales universitaires ». Tandis
que l’orateur désigné change à chacune de ces solennités,
et qu'à cette variété vous gagnez l'agrément d’un discours, dont la matière est choisie, où le spécialiste à con-
densé ce que son expérience et sa curiosité peuvent vous
offrir de plus attrayant, j'ai conscience que vous ne pouvez compter avec moi sur un pareil divertissement. C’est
un périlleux effort que d’essayer de renouveler la mono-
tonie d’un compte rendu. Si donc je me sens aujourd’hui
encore soutenu par votre bienveillance ordinaire, je sais
que je le dois avant tout à l'intérêt que vous portez aux
sujets .que je dois aborder, à la sollicitude dont vous avez
donné tant de preuves
pour
les progrès et le développe-
ment de cette Université lorraine, à la précieuse sympa-
thie qui a si bien secondé toutes nos initiatives, et dont
votre présence ici nous est un nouveau gage, Sans le
concours du public nous pouvons peu de chose; pour
peu que nous nous sentions encouragés par lui, il n’est
pas d’espérances
que
nous ne jugions légitimes, pas de
succès auquel nous ne pensions pouvoir prétendre.
Ce concours, d’ailleurs, ne nous à jamais fait défaut. Du
30
ALLOCUTION
DE M.
LE
RECTEUR.
jour où la personnalité civile à été donnée aux univer-
sités régionales,
c’est-à-dire du jour où leur sort a dé-
pendu moins de l’État que du milieu oùelles se sont implantées, la Lorraine n’a voulu se laisser dépasser par
personne
en prévoyance
et en libéralité. Elle a donné
Pexemple à Paris même, et nous avons obtenu de vous,
par le libre appel que nous vous avons adressé, plus que
nous n’aurions jamais pu attendre de l'Etat. Il nous a
suffi de vous exposer nos besoins pour que ces besoins
soient satisfaits, de vous découvrir notre ambition de
concourir, par une alliance féconde, au développement de
vos industries, pour que notre ambition vous parût lég1-
time et louable. Si nous faisons le compte de tout ce que
le département, la ville et les particuliers nous ont dis-
pensé, c’est de près d’un million que depuis deux ans
nous vous sommes redevables. Il esi naturel qu'entre
toutes ces libéralités nous soyons plus sensibles à celles
des particuliers, parce qu’elles nous semblent le signe d’un
état d’esprit nouveau. C’est presque un devoir pour les
assemblées et pour les pouvoirs publics que de prévoir
l'avenir et de prendre en charge les intérêts de la collectivité; mais les générosités individuelles sont un hommage volontaire rendu aux idées dont nous nous sommes
faits les défenseurs fervents. Même le premier élan
passé, qui a suivi notre appel, les dons n’ont pas cessé
d’affluer. Il n’est pas de mois que nous n’ayons à en enregistrer de nouveaux. Beaucoup nous sont venus d’Al-
sace ou d'Alsaciens,
comme
pour
attester la solidité de
liens que rien n’a pu rompre ni même affaiblir. Quelques-uns ont pris parfois un caractère de spontanéité
touchante. Un de nos professeurs,
au cours d’une leçon
publique, regrettait de ne pas posséder, vu son prix et
sa rareté, un appareil récent, une machine à liquéfier
l'air ; au sortir du cours, un auditeur se présenta et offrit
au
professeur
un
chèque
de
5,000
fr.
pour l'achat de
ALLOCUTION
DE
M.
LE
RECTEUR,.
l'appareil convoité. Je cite ce trait comme exemple
31
du
crédit qu'on nous fait et de l'intérêt passionné qu'un
public, jadis plus indifférent, prend aujourd’hui au progrès scientifique.
A ces dons, qui tous ont une destination analogue, je
dois joindre celui d’une rente perpétuelle de 500 fr., faite
de son vivant par Me veuve Heydenreich à la Faculté
de médecine, afin de perpétuer, par un bienfait, la mémoire vénérée de son mari, M, le docteur Heydenreich,
et de son père, M. Victor Parisot, et de les joindre dans
un même souvenir. Ce prix aura pour hénéficiaire tantôt
un étudiant de médecine, tantôt un étudiant de chirurgie.
_.-
Dotés de ressources indépendantes, nous avons pu
pousser activement la construction de nos nouveaux laboratoires. Dans quelques semaines, l’Institut d'électrochimie, le seul qui existe encore en France, ouvrira ses
portes aux nombreux étudiants qui déjà s'inscrivent pour
en suivre les cours. Il en est de même de l’Institut électro-technique, dû presque entièrement à la générosité de
M. Solvay. Le laboratoire de chimie tinctoriale, dans sa
nouvelle installation plus ample et plus commode, rappellera de ce côté des Vosges les traditions et les enseignements de l'Ecole de Mulhouse.
Toutes ces créations, dues
à l’initiative privée, en même temps qu’elles attestent
votre foi dans la science, imprimeront, j’en ai confiance,
un nouvel élan à la production industrielle de ce pays.
Une question d’une urgence extrême, mais d’une
grande difficulté, paralysait depuis longtemps, en la
subordonnant à sa solution nos projets d'avenir. Je veux
parler du transfert de la Faculté de Médecine ou plutôt
de la réunion sur un seul point des deux tronçons
de
cette Faculté. J’ai la satisfaction de vous annoncer à
bref délai le succès de cette opération.
En face de l’Institut anatomique, sur le terrain acheté
32
ALLOCUTION
à gros deniers
aux
DE
sœurs
M.
LE
RECTEUR.
de Saint-Charles,
s'élèvera
avant deux ans la Faculté nouvelle. Les plans sont faits,
les devis arrêtés, tous les engagements pris et garantis.
I n'y manque que les dernières formalités administratives, dont nous nous promettons de stimuler la lenteur.
L'établissement coûtera près de 800,000 francs. L'Université a dû engager, pour cette création, une partie de
ses ressources propres. L'État pour une faible part, la
Ville directement intéressée pour une part bien plus
considérable,
concourront à la dépense qui sera éteinte
par des annuités échelonnées sur vingt années.
La Société privée de l'Institut sérothérapique de l'Est
a, par
biens,
acte notarié, fait cession
meubles
et
immeubles,
à l’Université de ses
à
charge
pour
elle
de
fabriquer et de fournir, soit à titre gratuit, soit à
titre onéreux, aux hôpitaux et aux particuliers le
sérum
antidiphtérique. Cette cession
va nous permettre, par lPadjonction d’une aile au bâtiment actuel,
d'étendre et de généraliser l'étude et la production des
diverses sérums et d'organiser dans les mêmes locaux,
sous la direction de M. le docteur Macé, le service de
bactériologie et d'hygiène. Hygiène publique, bactériologie, sérumthérapie, constituent, depuis l’évolution contemporaire des sciences médicales les éléments d’un
même problème.
Des modifications sensibles se sont produites dans le
personnel des Facultés. M. le docteur Gross, que sa
haute notoriété scientifique et l’éclat de ses services
désignaient aux suffrages de ses collègues, a succédé à
M. Heydenreich dans les fonctions de doyen. M. Weiss
succédait au même collègue dans la chaire de clinique
chirurgicale. Ce changement a permis d'appeler au titulariat vacant un agrégé des plus distingués, M. Rohmer,
dont le cours complémentaire d’ophtalmologie se transforme en chaire magistrale, et de rattacher à la Facuité un
ALLOCUTION
DE M. LE RECTEUR.
33
autre agrégé en fin d'exercice, M. le docteur Vautrin, à
qui sa scienceet sa compétence marquaient sa place parmi
nous.
La Faculté des sciences a reçu deux nouveaux titulaires,
M. Vogt, professeur de mathématiques appliquées et
M. Guntz, professeur de chimie minérale. Vous connaissez le mérite et le dévouement de ces deux maîtres,
et vous estimerez qu’on a que trop fait attendre à tous
deux le titre qui les lie définitivement à l’Université. La
Faculté des lettres s'enrichit d’une maîtrise de conférences d'anglais et littératures comparées. La Faculté,
entre beaucoup de concurrents, a fait choix pour l’occuper
de M. Huchon, que son titre de premier agrégé ainsi
que ses travaux recommandaient particulièrement à ses
préférences. Enfin, l'Ecole supérieure de pharmacie recoit
deux agrégés du dernier concours, MM. Favrel et Grélot,
dont elle appréciait depuis longtemps les travaux et souhaïtait la collaboration.
Ces bonnes fortunes ont des revanches cruelles. La
Sorbonne nous enlève cette année deux de nos professeurs les plus éminents, MM. Diehl et Haller. Nous
aurions, certes, mauvaise grâce à ne pas nous réjouir
du brillant avancement de ces deux maîtres ; mais je
crois répondre à vos pensées, Messieurs, en déplorant
qu'un tel changement puisse constituer encore un avancement réel, et que Paris, par le privilège des honneurs
et des traitemeents qu’il s’est conservé, continue à pré-
lever sur la province une dime aussi onéreuse.
M. Diehl, à une culture extrêmement étendue, à de rares
qualités de lettré et d'orateur, joignait une érudition
spéciale, qui le mettait hors de pair. Il était à peu près le
seul des universitaires en fonctions, qui représentait
en France les études byzantines. Je n’ai pas à m’étendre
sur le vif intérêt de ces études trop délaissées, ni sur le
discrédit immérité
qui, chez nous,
les a atteintes,
De ce
34
ALLOCUTION
DE
M.
LE RECTEUR,
magnifique domaine, la France du xvrie siècle avait la
première pris possession par la publication de la Byzantine du Louvre et par les admirables travaux de Du
Cange, le plus grand des érudits francais. Une longue
léthargie avait succédé à cetté activité féconde. De nos
jours seulement quelques savants, et au premier rang
M. Rambaud, s'étaient repris d'intérêt pour cette Byzance
calomniée et ignorée et avaient illustré quelques épisodes
de son histoire. Mais ces tentatives dispersées, pour
intéressantes qu’elles fussent, ne pouvaient guère passer
que pour des excursions d'amateurs. L'Allemagne s’installa dans cette succession en deshérence. Il existe depuis
1890 à Munich une école d'études byzantines, qui s’est
donné la tâche de reprendre l’œuvre au point où nous
l’avions laissée, de centraliser les recherchesindividuelles
et d'explorer le vaste champ inédit ouvert encore à la
science.
L'Université de Paris vient enfin de renoncer à son
abstention ; elle a fondé une conférence d'histoire byzan-
tine à la Sorbonne ; elle a appelé M. Diehl que qualifiaient
pour l’occuper son remarquable ouvrage sur l’Afrique
sous la domination byzantine, et ses curieuses études
sur l'art byzantin dans l'Italie ‘méridionale. Peutêtre lui devrons-nous le renouveau d’une science qui fut
jadis exclusivement française et la fondation d’une école
disposée à reprendre et à rajeunir la tradition de DuCange. M. Diehl est remplacé par M. Laurent, un des
plus brillants agrégés de notre Faculté, que quatre
années de séjour à Athènes ont longuement préparé à
l'enseignement de l’histoire et de l'archéologie antique.
Plus grand encore est le vide laissé par le départ de
M. Haller, en raison de l'œuvre qu’il avait créée à Nancy,
et qu’il abandonne en pleine prospérité Sorti d’une humble origine, qu'il aimait à rappeler, M. Haller devait tout
à lui-même. Par un travail acharné il s'était élevé peu à
ALLOCUTION
DE
M.
LE
RECTEUR,
35
peu, et par une ascension continue, jusqu’à la situation
qu’il occupe aujourd’hui ; membre correspondant de deux
académies et titulaire en Sorbonne de la chaire de chimie laissée vacante par la mort de M. Friedel.
Alsacien
de
naissance,
c'est-à-dire deux fois patriote,
il s'était ému, comme tant d’autres Français, du formidable essor de la richesse publique en Allemagne, par
suite du développement de son industrie et de son commerce. Il en avait ardemment recherché les causes ; il
avait interrogé les savants et les économistes de l’étranger, vu à plusieurs reprises de ses yeux les principaux
centres producteurs, assisté à Chicago à la victoire éclatante de la chimie allemande. De cette enquête il avait
emporté la conviction que la prospérité de l’Allemagne
ne tient ni à sa supériorité intellectuelle, ni au prestige
de ses victoires de 1866 et de 1870, puisque les six ou
sept années qui ont suivi la guerre comptent parmi les
plus calamiteuses de l’histoire économique de ce pays, ni
même à la politique commerciale de son gouvernement,
puisque cetie politiquea plusieurs fois varié brusquement
et que son efficacité est encore aujourd'hui contestée ;
mais seulement et uniquement à la supériorité de ses
méthodes et de son éducation scientifique, à l'alliance
acceptée et recherchée des hommes de science et des
industriels, si bien que là-bas la fabrique est comme un
prolongement du laboratoire,
et qu’il n’est pas une découverte de détail, élaborée dans les cornues ou le creuset
d'un chimiste, qui ne soit immédiatement « industrialisée et financée » par des compétences spéciales.
Fort de cette conviction, M. Haller fut des premiers
à la répandre et à la vulgariser. Son rapport sur l’industrie chimique à l'Exposition de Chicago fut à cet égard
un vrai manifeste, un avertissement d'alarme, plein de
saines et courageuses vérités. De ce jour,il se donna
pour tâche de réveiller ce pays de l’atonie qui le mena-
36
ALLOCUTION
DE
M.
LE
RECTEUR.
çaitet de réaliser, du moins en Lorraine, sûr que l'exemple
servirait ailleurs, ce rapprochement de la spéculation
et de la pratique,
d’où il prévoyait
pour la France la
possibilité d’une renaissance industrielle.
Je vous ai trop souvent, Messieurs, entretenu ici même
du succès de cet apostolat pour y revenir encore. Des
vues de M. Haller, je ne veux retenir qu’un point, auquel
je sais qu’il attachait lui-même une importance capitale.
En créant une école pratique de chimie, il fallait se
garder d’un écueil, prendre à la fois ses précautions con-
tre le désir légitime des professeurs d'appelerà eux un
grand nombre d’élèves, contre la hâte de ceux-ci de terminer le plus vite possible leur apprentissage, contre Ia
pression même des industriels plus soucieux d’application que de théorie. M. Haller sut résister à ces entraînements. Il n’entendait pas en effet former des contremaitres, mais des savants, faire de l’empirisme, mais de la
science. Il ne voulait pas qu’un établissement d’enseignement supérieur compromit sa tâche élevée pour descendre
au rang d’une école d’application, où l’on apprend aux
élèves l'emploi mécanique de formules dont la genèse
leur échappe. D'une erreur de ce genre, l'Angleterre,
atteinte jusqu'au vif dans ses intérêts, bat aujourd’hui sa
coulpe. Pour qui connaît les lois du progrès scientifique,
c'est imiter la manœuvre du sauvage qui, pour goûter
plus tôt les fruits,
coupe l'arbre
à
sa
racine.
Celle-ci,
épuisée dans sa sève, ne donne plus de rejetons et la vie
se retire de ses dernières fibres. M. Haller estimait au
contraire que de solides études générales sont l’indispensable condition d'applications fructueuses. Il ne permet-
. tait à ses élèves de se spécialiser qu'à leur dernière an.
née. Il pensait que leur esprit assoupli par les méthodes,
exercé par l'exploration systématique de l'immense do-
maine de la chimie, fécondé par la Connaissance approfondie des lois de la matière organique, s’attaquerait
ALLOCUTION
DE
M.
LE
RECTEUR.
37
d’une prise bien plus forte et plus solide aux applications
qui n’en sont, en définitive, que les conséquences et les
corollaires; que non contents de répéter sans cesse le
même geste et de battre les mêmes sentiers, ces jeunes
gens se sentiraient capables de se renouveler, de s’adapter à des besoins et à des nécessités imprévues, et de
se frayer à leur tour des percées originales. C’est pour-
quoi il poussait les meilleurs d’entre eux à des essais et
à des œuvres personnelles, et à côté du laboratoire d'étude
instituait des laboratoires de recherches. Ici l’on enseignait la science du présent, R se préparait celle de l’avenir et de demain.
Il importe au plus haut degré que ces traditions se
maintiennent dans l'établissement qui gardera
avec
reconnaissance
le
souvenir
de
M.
Haller.
Aussi
bien,
convient-il de n'avoir à ce sujet aucune inquiétude.
M. Haller avait su s’entourer de collaborateurs absolument dévoués, très pénétrés de la justesse de ses vues,
fortement imprégnés de ses idées et qui ne faisaient
qu'un avec lui. Une touchante fraternité de pensée et
d'effort animait ce corps de professeurs ; une même âme
habitait cette maison. Elle continuera à y demeurer et à
inspirer ces maîtres, qui n’ont qu’à persévérer pour rester fidèles à eux-mêmes et pour que l’avenir réalise les
promesses du présent.
Dans cette revue de nos pertes, vous ne me pardonneriez
pas,
Messieurs,
de
laisser
s'éloigner
de
nous,
sans un adieu, l'excellent et savant secrétaire, M. Georgel, qui vient d'accomplir parmi nous sa cinquante-troisième année de service. On peut dire que son vaillant
labeur a suffi à deux carrières; celle de professeur au
lycée, où plusieurs de nos maîtres actuels eurent le bonheur de compter parmi ses élèves : celle de secrétaire
des Facultés, où il se retira à l’âge où d’autres songent à
la retraite, et dans laquelle l’aménité de ses relations,
38
ALLOCUTION
DE
M.
LE
RECTEUR.
la sûreté de son commerce, la parfaite intelligence de:
son service, l'avaient rendu également cher aux professeurs et aux étudiants.
La parcimonie avec laquelle se dispense aux hommes
de science et aux membres du corps enseignant, les
croix de la Légion d'honneur en relève encore le prix.
Deux
des professeurs
recues cette année.
de l'Université de Nancy
les ont
C’est presque la moitié du contin-
gent de la province.
C’est une fête pour nous quand une de ces distinctions
récompense un mérite éprouvé et reconnu de tous. Mais
quand à ce mérite
professionnelle
qui
s’ajoute la modestie, une conscience
n’a jamais
connu
quand le professeur est aimé autant
de
défaillance,
qu’estimé
par ceux
qui l'entourent ou reçoivent ses lecons, l’unanime
satis-
faction nous parait la meilleure sanction de l'heureux
choix fait par le ministre. Et c’est l’homme presque autant que le savant que nous sommes heureux de féliciter.
C’est le cas pour M. Floquet, excellent professeur d’analyse de notre Faculté. Depuis vingt-cinq ans il accumule
des travaux, qui certes ne sont pas faits pour passionner
Jopinion populaire, mais qui lui ont valu une belle et
solide réputation parmi les spécialistes qui sont pour lui
le public. Il à formé autour de sa chaire des générations
d'élèves, dont beaucoup sont aujourd’hui des maitres. Il
n’en est pas un qui, de près ou de loin, n’ait applaudi à
l'honneur fait à celui qui est resté leur ami.
J'en dirai autant de M. Thoulet, le distingué professeur
de minéralogie. À vrai dire, M. Thoulet est un isolé et cet
isolement lui a nui. Ia fait sa spécialité d’une science
qui, jadis, eut chez nous des adeptes éminents, quiest en
_pleine
faveur en Allemagne,
en Angleterre,
aux
Etalis-
Unis, mais dont il est resté chez nous à peu près l’unique
représentant, l'océanographie. L'originalité et l'utilité de
ces travaux ont fini par forcer l'indifférence qui,
chez
ALLOCUTION
DE
M.
LE
RECTEUR.
39
nous s'attache à tous ceux qui dédaignent une
publicité
bruyante. On est venu le chercher à Nancy pour faire
chaque année une série de cours à l’Ecole supérieure de
la Marine.
Il a préparé,
pour l'Exposition
de 1900,
une
carte des fonds sous-marins de la France, qui est le fruit
de longues observations patientes, et qui est à la fois un
chef-d'œuvre inédit et un modèle de méthode. M. Thoulet
a beaucoup écrit, et comme l’amour de sa science favorite
l’a promené sur bien des océans et des terres lointaines, la
magie des visions dont ses yeux se sont remplis à communiqué à son siyle cette lumière, cette couleur, ces
nuances délicates qui en font le charme pour les lettrés
comme pour les hommes de science.
L'Université de Nancy se fait chaque année une large
part dans les prix que distribuent les diverses sections
de l'Institut. C’est ainsi qu'ont été distingués plusieurs
ouvrages dont je vous ai déjà entretenus ; ceux de
M. Pariset sur l'Etat et sur les Eglises en Prusse au
xvine siècle ; de M. Beauchet sur l'Histoire du droit privé
et public chez les Athéniens ; de M. Pierre Boyé sur
Stanislas de Jorraine ; de M. Pabbé Marin sur les monastères de Constantinople à l’époque byzantine. Ces deux
dernières études sont des thèses de doctorat, soutenues
devant la Faculté de Nancy par des élèves qu'elle à
formés. Vous jugerez de la valeur d’un enseignement
qui permet à ces jeunes gens de disputer à leurs maîtres
les récompenses académiques. Un autre de nos anciens
élèves, M. Robert Parisot, a obtenu le grand prix Gobert
de cette année, la plus haute récompense de l'institut,
pour sa thèse sur les Origines du royaume de Lorraine,
un des
livres d'histoire les plus solidement documentés
qui aient paru depuis longtemps. J’ajoute que M. Parisot,
avant de conquérir sa place dans les rangs de l’Université, et d’être conduit par ses goûts vers des études si
austères, comptait parmi les jeunes officiers d'avenir de
40
ALLOCUTION
DE M.
LE
RECTEUR.
notre armée. Il n’est pas d’ailleurs le seul de ses anciens
camarades quis’entende à manierd’une main aussi experte
la plume que l'épée. Je ne sais si tous s’associeraient aux
conclusions de M. Parisot, qui regrette, en vrai Lotharingien, que la Lorraine n'ait pas réussi à maintenir sa
nationalité et à former un état-tampon entre la Gaule et
la Germanie ; il estime qu’elle le pouvait, si les hommes
n’avaient fait défaut à l’œuvre. Mais cette réserve faite,
dans l’exposé des origines du vieux royaume, dans l’histoire de ses luttes et de ses querelles avec ses voisines,
Pauteur a déployé une richesse d’information extraor- .
dinaire, une sûreté de critique qui en fait un guide infaillible à travers le dédale d'événements qui marquent ces
époques lointaines et troublées, une fermeté de plan qui
soutient l'attention jusqu’au bout. C’est d’un livre de ce
genre qu'on peut dire qu'il ne laisse rien à glaner après
lui. M Parisot restera toujours le maître incontesté d’un
domaine sur lequel il a vaillamment planté son drapeau.
Le prix annuel de l’Académie royale des sciences de
Belgique a été obtenu par M. Cuénot, professeur de z00logie. Son préparateur, M. Florentin a obtenu le prix
Dupeux, décerné par l’Académie de Stanislas.
J'ai pris l'habitude de vous signaler ici, parmi les
ouvrages qui témoignent de la vitalité intellectuelle de
notre Université, ceux qui me paraissent de nature à
intéresser le plus vivement le publie. Je me conformerai
encore à cet usage, tout en m’excusant auprès de leurs
auteurs de passer sous silence des œuvres de science
pure, qui ne s'adressent guère qu'aux spécialistes.
M. Baldensperger, maitre de conférences d’allemand,
a demandé le sujet de ses thèses, très brillamment soutenues en Sorbonne, à deux petits pays qui, bien que rat.
tachés à l'Allemagne par l’affinité de race, ont de tout
temps revendiqué fièrement leur indépendance politique
et littéraire : le Danemarck et la Suisse. La première de
ALLOGUTION
DE
Me.
LE
RECTEUR.
ces thèses, qui n’est qu’une esquisse, traite du
Œlhlenschlæger, un des initiateurs du mouvement
lectuel contemporain en Danemarck. La seconde
ouvrage Capital sur Gottfried Keller, le conteur
mancier Zurichois, fort peu connu en France, très
laire dans tous les
redoutait, dit-on, de
les dissertations des
suré et satisfait, s’il
4i
poète
intelest un
et ropopu-
pays de langue allemande. Keller
devenir après sa mort un sujet pour
critiques. Il eût été pleinement rasavait pressenti la fine psychologie,
la sympathique compréhension de celui qui s’est fait son
interprète auprès du public français. Après nous avoir,
dans un raccourci spirituel et vivant, résumé l’œuvre
entière de Keller; son histoire d'Henri le Vert, qui est
une sorte d’autobiographie dans la manière des années
d'apprentissage de Wilhelm Meister ; ses contes et ses
légendes qui mettent en scène les mœurs des bourgeois de
petite ville, avec leur bonhomie, leurs manies, leurs passions étroites et leurs préjugés, M. Baidensperger analyse les éléments du talent de Keller: le réalisme exact
et minutieux, sans être brutal, qui imprègne l’œuvre
tout entière d’un âpre et savoureux parfum de terroir, et
qui s’allie avec le romantisme de l'invention et des épisodes; un style qui tient de la manière du peintre que
Keller avait commencé par être, habile à saisir le relief
et la couleur; un helvétisme, qui s’accuse par quelque
gaucherie et quelque lourdeur et se révèle par un souci
constant de prédication morale et patriotique; pour tout
dire un écrivain point banal, respectueux de sa matière
et de son art, et qui a désormais sa place dans la littéra-
ture allemande entre le Bavaroïis Heyse et le Souabe
Auerbach.
M. Gavet, professeur à la Faculté de droit, a rendu
aux études juridiques un signalé service, qu'apprécieront
tous ceux qui pensent
que l’Université
a mieux
à faire
que d’initier exclusivement nos étudiants aux nomencla-
42
ALLOCUTION
DE
M.
LE
RECTEUR.
tures des codes et aux artifices de la procédure;
mais
qu’il importe de remeitre en honneur les fortes traditions
scientifiques qui ont fait la gloire de nos grands juristes
français. C’est pourquoi il leur dédie ses « Sources de l’his-
toire des institutions du Droit » en deux volumes. Je ne
puis essayer ici de vous donner l’idée de ce prodigieux
travail, Je dirai seulement qu'à tout étudiant, à tout
chercheur soucieux d'étudier à fond une question, qu’il
s'agisse de droit romain, de droit canon, de droit coutumier, de droit moderne ou international, M. Gavet indique,
avec une richesse de bibliographie surprenante, où sont les
sources, comment on les consulte, comment on établit la
critique des textes, quels sont les recueils spéciaux de
toute époque et de tout pays où l'on doit s’adresser. Il
n’est pas un article de dictionnaire ou de revue spéciale
qui
ne soit classé,
catalogué, mis
à la portée des
tra-
vailleurs, avec l’appréciation exacte et brève de sa va-
leur. Œuvre
de bénédictin qu’il semblait
difficile
à un
seul homme de mener à terme, etque M. Gavet a achevée
sans
collaborateur,
y
condensant
le
fruit
de
sa
labo-
rieuse et déjà longue expérience, prodiguant sa peine
pour abréger celle des jeunes gens, qu'il invite au tra-
vail par son exemple.
MESSIEURS LES ÉTUDIANTS,
Après avoir parlé de vos maîtres et de vos aïinés, je
voudrais, en finissant, vous entretenir de vous-mêmes.
Vous aussi vous êtes une partie, non la moins
sante, de l’Université; vous formez la milice
armée dont nous ne sommes que les cadres. Ce
que j'aie encore à rendre compte au public de vos
Pour
quelques-uns, sans
doute,
ce plaisir me
intéresde cette
n'est pas
œuvres.
sera
ré-
servé plus tard. En attendant, les pages de votre vie sont
encore blanches ; je voudrais à la première inscrire quel-
ALLOCUTION
DE
M.
LE
RECTEUR,
43
ques conseils, qui conviennent à cette année qui commence et à ce siècle qui finit.
Si la jeunesse ne constituait pas par elle-même le plus
enviable
des
privilèges,
si
le prisme
qu’elle
projette
devant elle ne colorait pas toutes choses des nuances de
la joie et de l'espérance, nous, les anciens, serions tentés
de plaindre
la génération
à
laquelle
vous
appartenez.
Vous avez été élevés par vos pères dans la tristesse de
souvenirs amers et dans l’attente sans cesse ajournée des
réparations attendues, mal satisfaits du présent et in-
quiets de l’avenir. Les
frappé vos
spectacles qui, depuis
lors, ont
yeux, ceux qui, le plus récemment, se
sont
imposés à votre esprit, n'étaient pas faits pour raffermir
votre foi en cette « justice immanente » qu’un grand
patriote assurait gouverner les choses humaines. Vous
avez vu le monde livré depuis
trente ans
aux jeux de
de la force, l’écrasement médité du faible par le puissant,
les nations qui se proclament les plus civilisées ne donner
que leur convoitise pour excuse à leur brutalité, des peuples assassinés sans que leur dernier cri éveillât dans les
cœurs endurcis et les consciences muettes un écho
d'horreur et de pitié. Le monde semble avoir reculé vers
la barbarie, et l’on s'aperçoit chaque jour davantage
quelle place a laissée vide cette France, à l’antique renom de générosité et. de chevaleresque héroïsme, aujour-
d’hui repliée sur elle-même
et tenue à concentrer ses
forces pour faire front vers ceux qui guettent ses impru-
dences ou ses défaillances. Comment
de tels exemples
n’agiraient-ils pas à la longue et par contagion sur des
âmes neuves? Quelles leçons d’égoïsme et de scepticisme
n’ont-ils
pas
ciens dieux,
Vexaltation
données? Comment
quant
du
moi,
tout proclame
rester fidèles aux anle culte
du
succès,
l’apothéose de la force? Et telles
sont aussi, si vous voulez bien y prendre garde, les diverses nuances par lesquelles a passé l'esprit public,
44
ALLOCUTION
et qui se sont réfiéchies
mœurs.
DE
M.
dans
LE
RECTEUR.
la littérature et dans
les
Jamais pays éprouvé, menacé par l’expansion gigantesque de ses voisins, n'a senti un plus pressant besoin
de concorde, d’union, de solidarité. Jamais pourtant l’atmosphêre ambiante n’a été plus troublée, les polémiques
de parti plus
implacables,
les haines
plus exaspérées
par l’injure et la calomnie. Des passions d’un autre âge,
qu’on croyait éteintes et qui n'étaient qu'assoupies, re”
naissent sous nos yeux, semblables à ces fléaux pestilentiels, redoutés de nos aïeux, et que la science, dans les
foyers où ils tentent de reparaître, sait du moins circonscrire et étouffer. On se croirait revenus aux luttes de
castes, de classes et de croyances, comme si cette parole
n'avait pas été dite: À chacun selon ses œuvres; comme
si le bon sens et la raison ne nous criaient que la personne humaine ne vaut que par son effort, son travail et
ses vertus.
Contre ces influences pernicieuses il existe, heureusement, des remèdes. Nous avons encore des refuges où
Pâme d’un peuple peut se reprendre et ses énergies se
retremper.
C’est d’abord l’Université. Quelles que soient les différences d’origine, de fortune, d'éducation, vous y venez
tous égaux, soumis aux mêmes disciplines, rapprochés
par les mêmes études sur le même terrain, qui est celui
de la science. Elle vous initie à ses méthodes rigoureuses
d'investigation, à son respect des faits et de l'expérience;
elle dissipe les préjugés et vous oblige à incliner vos intel-
ligences devant la bienfaisante tyrannie de la vérité et de
la Loi. Par cela seul qu’elle aiguise
pensée, elle
vous
aide
à sortir
de
et assouplit votre
vous-mêmes,
confronter avec d’autres et à pénétrer
à
vous
dans leur esprit,
à multiplier les points de vue par où la vérité nous
découvre ses aspects. Tout esprit critique et vraiment
ALLOCOUTION
scientifique
est
DE
un esprit
M.
LE
RECTEUR.
tolérant,
et
45
la tolérance
est
à mi-chemin de la sympathie. La science enfin est conseillère de
modestie
son domaine, plus
et d’humilité.
les problèmes
Plus
qu’elle
vous
explorez
soulève vous
apparaissent dans leur complexité, s’engendrant indéfiniment les uns les autres, sans que vous puissiez jamais
prétendre à les épuiser. Quoi de meilleur pour faire sentir
à l’homme sa débilité et sa dépendance, le ramener à la
mesure exacte de soi-même et guérir cet égoïsme intempérant qui est la misère et la maladie de notre temps.
Il est une autre école de sacrifice et de devoir; c’est
l’armée. Elle est le miroir fidèle
de
la nation. Tous
les
Français lui doivent une part de leur vie et lui restent
attachés par des liens de dépendance étroite, qui laissent
forcément leur empreinte à l'être moral. Non seulement
elle amalgame et cimente tous les éléments qui ont formé
le métal
elle
solide
exalte
incarnée
et résistant de l’unité française,
dans
dans
cet
chacun
le
être de
raison et d'amour,
sentiment
mais
de cetie
la
unité,
patrie.
Elle imprime à tous le pli des vertus indispensables
à
une société qui veut vivre, mais plus encore à une démocratie agitée comme la nôtre par les remous de l'opinion;
l’obéissance à la règle acceptée et consentie, la subordi-
nation à la discipline, la noblesse des servitudes volontaires, l’abdication de soi-même, et, quand il le faut, le
sacrifice de l'individu au salut de la collectivité. C’est
pourquoi elle doit demeurer au-dessus et en dehors des
partis, supérieure à nos intérêts d'un moment et à nos
querelles d’un jour, et représenter ce qu’il y a d'éternel
et d’immuable dans ce patrimoine de vaillance et d’honneur que chaque génération transmet à celle qui la
suit.
Fortifiés et aguerris par les saines lecons de ce double
apprentissage,vous discernerez plus clairement où est le
devoir, où est le danger
de l'heure présente. Vous
fer-
46
ALLOOUTION
DE M. LE
RECTEUR,
merez vos cœurs à la haine et vos oreilles aux appels des
discordes fratricides. Vous rechercherez non ce qui nous
divise, mais ce qui doit nous unir. Vous vous sentirez
une grande pitié pour ce pays de France, pour qui la
nature et l’histoire ont tant fait, et qui serait si fort,
s'il ne s’appliquait pas de lui-même à s’affaiblir. Et votre
jeunesse nous préparera de meilleurs jours, si elle donne
l'exemple aux hommes d’un peu plus d'humanité, de justice et de charité.
DE
NANCY
SÉANCE DE RENTRÉE
L'UNIVERSITÉ
EMERE
1899
BIBLIOT HÉOQUI
MES
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DE
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LE
NANCY
ALSSRIE
F
DE
UNIVERSITÉ
DE
NANCY
SÉANCE DE RENTRÉE
DE
RSITÉ
L'UNI \
DE
NANCY
NANCY.
IMPRIMERIE
COOPÉRATIVE
51, Rue Saint-Dizier, 5i
4900
DE
L'EST
ALLOCUTION
DE
M,
GASQU
ET,
REGTEUR
MESSIEURS,
L’habitude a fait de moi depuis sept ans comme l'his-
torien officiel de vos « Annales universitaires ». Tandis
que l’orateur désigné change à chacune de ces solennités,
et qu'à cette variété vous gagnez l'agrément d’un discours, dont la matière est choisie, où le spécialiste à con-
densé ce que son expérience et sa curiosité peuvent vous
offrir de plus attrayant, j'ai conscience que vous ne pouvez compter avec moi sur un pareil divertissement. C’est
un périlleux effort que d’essayer de renouveler la mono-
tonie d’un compte rendu. Si donc je me sens aujourd’hui
encore soutenu par votre bienveillance ordinaire, je sais
que je le dois avant tout à l'intérêt que vous portez aux
sujets .que je dois aborder, à la sollicitude dont vous avez
donné tant de preuves
pour
les progrès et le développe-
ment de cette Université lorraine, à la précieuse sympa-
thie qui a si bien secondé toutes nos initiatives, et dont
votre présence ici nous est un nouveau gage, Sans le
concours du public nous pouvons peu de chose; pour
peu que nous nous sentions encouragés par lui, il n’est
pas d’espérances
que
nous ne jugions légitimes, pas de
succès auquel nous ne pensions pouvoir prétendre.
Ce concours, d’ailleurs, ne nous à jamais fait défaut. Du
30
ALLOCUTION
DE M.
LE
RECTEUR.
jour où la personnalité civile à été donnée aux univer-
sités régionales,
c’est-à-dire du jour où leur sort a dé-
pendu moins de l’État que du milieu oùelles se sont implantées, la Lorraine n’a voulu se laisser dépasser par
personne
en prévoyance
et en libéralité. Elle a donné
Pexemple à Paris même, et nous avons obtenu de vous,
par le libre appel que nous vous avons adressé, plus que
nous n’aurions jamais pu attendre de l'Etat. Il nous a
suffi de vous exposer nos besoins pour que ces besoins
soient satisfaits, de vous découvrir notre ambition de
concourir, par une alliance féconde, au développement de
vos industries, pour que notre ambition vous parût lég1-
time et louable. Si nous faisons le compte de tout ce que
le département, la ville et les particuliers nous ont dis-
pensé, c’est de près d’un million que depuis deux ans
nous vous sommes redevables. Il esi naturel qu'entre
toutes ces libéralités nous soyons plus sensibles à celles
des particuliers, parce qu’elles nous semblent le signe d’un
état d’esprit nouveau. C’est presque un devoir pour les
assemblées et pour les pouvoirs publics que de prévoir
l'avenir et de prendre en charge les intérêts de la collectivité; mais les générosités individuelles sont un hommage volontaire rendu aux idées dont nous nous sommes
faits les défenseurs fervents. Même le premier élan
passé, qui a suivi notre appel, les dons n’ont pas cessé
d’affluer. Il n’est pas de mois que nous n’ayons à en enregistrer de nouveaux. Beaucoup nous sont venus d’Al-
sace ou d'Alsaciens,
comme
pour
attester la solidité de
liens que rien n’a pu rompre ni même affaiblir. Quelques-uns ont pris parfois un caractère de spontanéité
touchante. Un de nos professeurs,
au cours d’une leçon
publique, regrettait de ne pas posséder, vu son prix et
sa rareté, un appareil récent, une machine à liquéfier
l'air ; au sortir du cours, un auditeur se présenta et offrit
au
professeur
un
chèque
de
5,000
fr.
pour l'achat de
ALLOCUTION
DE
M.
LE
RECTEUR,.
l'appareil convoité. Je cite ce trait comme exemple
31
du
crédit qu'on nous fait et de l'intérêt passionné qu'un
public, jadis plus indifférent, prend aujourd’hui au progrès scientifique.
A ces dons, qui tous ont une destination analogue, je
dois joindre celui d’une rente perpétuelle de 500 fr., faite
de son vivant par Me veuve Heydenreich à la Faculté
de médecine, afin de perpétuer, par un bienfait, la mémoire vénérée de son mari, M, le docteur Heydenreich,
et de son père, M. Victor Parisot, et de les joindre dans
un même souvenir. Ce prix aura pour hénéficiaire tantôt
un étudiant de médecine, tantôt un étudiant de chirurgie.
_.-
Dotés de ressources indépendantes, nous avons pu
pousser activement la construction de nos nouveaux laboratoires. Dans quelques semaines, l’Institut d'électrochimie, le seul qui existe encore en France, ouvrira ses
portes aux nombreux étudiants qui déjà s'inscrivent pour
en suivre les cours. Il en est de même de l’Institut électro-technique, dû presque entièrement à la générosité de
M. Solvay. Le laboratoire de chimie tinctoriale, dans sa
nouvelle installation plus ample et plus commode, rappellera de ce côté des Vosges les traditions et les enseignements de l'Ecole de Mulhouse.
Toutes ces créations, dues
à l’initiative privée, en même temps qu’elles attestent
votre foi dans la science, imprimeront, j’en ai confiance,
un nouvel élan à la production industrielle de ce pays.
Une question d’une urgence extrême, mais d’une
grande difficulté, paralysait depuis longtemps, en la
subordonnant à sa solution nos projets d'avenir. Je veux
parler du transfert de la Faculté de Médecine ou plutôt
de la réunion sur un seul point des deux tronçons
de
cette Faculté. J’ai la satisfaction de vous annoncer à
bref délai le succès de cette opération.
En face de l’Institut anatomique, sur le terrain acheté
32
ALLOCUTION
à gros deniers
aux
DE
sœurs
M.
LE
RECTEUR.
de Saint-Charles,
s'élèvera
avant deux ans la Faculté nouvelle. Les plans sont faits,
les devis arrêtés, tous les engagements pris et garantis.
I n'y manque que les dernières formalités administratives, dont nous nous promettons de stimuler la lenteur.
L'établissement coûtera près de 800,000 francs. L'Université a dû engager, pour cette création, une partie de
ses ressources propres. L'État pour une faible part, la
Ville directement intéressée pour une part bien plus
considérable,
concourront à la dépense qui sera éteinte
par des annuités échelonnées sur vingt années.
La Société privée de l'Institut sérothérapique de l'Est
a, par
biens,
acte notarié, fait cession
meubles
et
immeubles,
à l’Université de ses
à
charge
pour
elle
de
fabriquer et de fournir, soit à titre gratuit, soit à
titre onéreux, aux hôpitaux et aux particuliers le
sérum
antidiphtérique. Cette cession
va nous permettre, par lPadjonction d’une aile au bâtiment actuel,
d'étendre et de généraliser l'étude et la production des
diverses sérums et d'organiser dans les mêmes locaux,
sous la direction de M. le docteur Macé, le service de
bactériologie et d'hygiène. Hygiène publique, bactériologie, sérumthérapie, constituent, depuis l’évolution contemporaire des sciences médicales les éléments d’un
même problème.
Des modifications sensibles se sont produites dans le
personnel des Facultés. M. le docteur Gross, que sa
haute notoriété scientifique et l’éclat de ses services
désignaient aux suffrages de ses collègues, a succédé à
M. Heydenreich dans les fonctions de doyen. M. Weiss
succédait au même collègue dans la chaire de clinique
chirurgicale. Ce changement a permis d'appeler au titulariat vacant un agrégé des plus distingués, M. Rohmer,
dont le cours complémentaire d’ophtalmologie se transforme en chaire magistrale, et de rattacher à la Facuité un
ALLOCUTION
DE M. LE RECTEUR.
33
autre agrégé en fin d'exercice, M. le docteur Vautrin, à
qui sa scienceet sa compétence marquaient sa place parmi
nous.
La Faculté des sciences a reçu deux nouveaux titulaires,
M. Vogt, professeur de mathématiques appliquées et
M. Guntz, professeur de chimie minérale. Vous connaissez le mérite et le dévouement de ces deux maîtres,
et vous estimerez qu’on a que trop fait attendre à tous
deux le titre qui les lie définitivement à l’Université. La
Faculté des lettres s'enrichit d’une maîtrise de conférences d'anglais et littératures comparées. La Faculté,
entre beaucoup de concurrents, a fait choix pour l’occuper
de M. Huchon, que son titre de premier agrégé ainsi
que ses travaux recommandaient particulièrement à ses
préférences. Enfin, l'Ecole supérieure de pharmacie recoit
deux agrégés du dernier concours, MM. Favrel et Grélot,
dont elle appréciait depuis longtemps les travaux et souhaïtait la collaboration.
Ces bonnes fortunes ont des revanches cruelles. La
Sorbonne nous enlève cette année deux de nos professeurs les plus éminents, MM. Diehl et Haller. Nous
aurions, certes, mauvaise grâce à ne pas nous réjouir
du brillant avancement de ces deux maîtres ; mais je
crois répondre à vos pensées, Messieurs, en déplorant
qu'un tel changement puisse constituer encore un avancement réel, et que Paris, par le privilège des honneurs
et des traitemeents qu’il s’est conservé, continue à pré-
lever sur la province une dime aussi onéreuse.
M. Diehl, à une culture extrêmement étendue, à de rares
qualités de lettré et d'orateur, joignait une érudition
spéciale, qui le mettait hors de pair. Il était à peu près le
seul des universitaires en fonctions, qui représentait
en France les études byzantines. Je n’ai pas à m’étendre
sur le vif intérêt de ces études trop délaissées, ni sur le
discrédit immérité
qui, chez nous,
les a atteintes,
De ce
34
ALLOCUTION
DE
M.
LE RECTEUR,
magnifique domaine, la France du xvrie siècle avait la
première pris possession par la publication de la Byzantine du Louvre et par les admirables travaux de Du
Cange, le plus grand des érudits francais. Une longue
léthargie avait succédé à cetté activité féconde. De nos
jours seulement quelques savants, et au premier rang
M. Rambaud, s'étaient repris d'intérêt pour cette Byzance
calomniée et ignorée et avaient illustré quelques épisodes
de son histoire. Mais ces tentatives dispersées, pour
intéressantes qu’elles fussent, ne pouvaient guère passer
que pour des excursions d'amateurs. L'Allemagne s’installa dans cette succession en deshérence. Il existe depuis
1890 à Munich une école d'études byzantines, qui s’est
donné la tâche de reprendre l’œuvre au point où nous
l’avions laissée, de centraliser les recherchesindividuelles
et d'explorer le vaste champ inédit ouvert encore à la
science.
L'Université de Paris vient enfin de renoncer à son
abstention ; elle a fondé une conférence d'histoire byzan-
tine à la Sorbonne ; elle a appelé M. Diehl que qualifiaient
pour l’occuper son remarquable ouvrage sur l’Afrique
sous la domination byzantine, et ses curieuses études
sur l'art byzantin dans l'Italie ‘méridionale. Peutêtre lui devrons-nous le renouveau d’une science qui fut
jadis exclusivement française et la fondation d’une école
disposée à reprendre et à rajeunir la tradition de DuCange. M. Diehl est remplacé par M. Laurent, un des
plus brillants agrégés de notre Faculté, que quatre
années de séjour à Athènes ont longuement préparé à
l'enseignement de l’histoire et de l'archéologie antique.
Plus grand encore est le vide laissé par le départ de
M. Haller, en raison de l'œuvre qu’il avait créée à Nancy,
et qu’il abandonne en pleine prospérité Sorti d’une humble origine, qu'il aimait à rappeler, M. Haller devait tout
à lui-même. Par un travail acharné il s'était élevé peu à
ALLOCUTION
DE
M.
LE
RECTEUR,
35
peu, et par une ascension continue, jusqu’à la situation
qu’il occupe aujourd’hui ; membre correspondant de deux
académies et titulaire en Sorbonne de la chaire de chimie laissée vacante par la mort de M. Friedel.
Alsacien
de
naissance,
c'est-à-dire deux fois patriote,
il s'était ému, comme tant d’autres Français, du formidable essor de la richesse publique en Allemagne, par
suite du développement de son industrie et de son commerce. Il en avait ardemment recherché les causes ; il
avait interrogé les savants et les économistes de l’étranger, vu à plusieurs reprises de ses yeux les principaux
centres producteurs, assisté à Chicago à la victoire éclatante de la chimie allemande. De cette enquête il avait
emporté la conviction que la prospérité de l’Allemagne
ne tient ni à sa supériorité intellectuelle, ni au prestige
de ses victoires de 1866 et de 1870, puisque les six ou
sept années qui ont suivi la guerre comptent parmi les
plus calamiteuses de l’histoire économique de ce pays, ni
même à la politique commerciale de son gouvernement,
puisque cetie politiquea plusieurs fois varié brusquement
et que son efficacité est encore aujourd'hui contestée ;
mais seulement et uniquement à la supériorité de ses
méthodes et de son éducation scientifique, à l'alliance
acceptée et recherchée des hommes de science et des
industriels, si bien que là-bas la fabrique est comme un
prolongement du laboratoire,
et qu’il n’est pas une découverte de détail, élaborée dans les cornues ou le creuset
d'un chimiste, qui ne soit immédiatement « industrialisée et financée » par des compétences spéciales.
Fort de cette conviction, M. Haller fut des premiers
à la répandre et à la vulgariser. Son rapport sur l’industrie chimique à l'Exposition de Chicago fut à cet égard
un vrai manifeste, un avertissement d'alarme, plein de
saines et courageuses vérités. De ce jour,il se donna
pour tâche de réveiller ce pays de l’atonie qui le mena-
36
ALLOCUTION
DE
M.
LE
RECTEUR.
çaitet de réaliser, du moins en Lorraine, sûr que l'exemple
servirait ailleurs, ce rapprochement de la spéculation
et de la pratique,
d’où il prévoyait
pour la France la
possibilité d’une renaissance industrielle.
Je vous ai trop souvent, Messieurs, entretenu ici même
du succès de cet apostolat pour y revenir encore. Des
vues de M. Haller, je ne veux retenir qu’un point, auquel
je sais qu’il attachait lui-même une importance capitale.
En créant une école pratique de chimie, il fallait se
garder d’un écueil, prendre à la fois ses précautions con-
tre le désir légitime des professeurs d'appelerà eux un
grand nombre d’élèves, contre la hâte de ceux-ci de terminer le plus vite possible leur apprentissage, contre Ia
pression même des industriels plus soucieux d’application que de théorie. M. Haller sut résister à ces entraînements. Il n’entendait pas en effet former des contremaitres, mais des savants, faire de l’empirisme, mais de la
science. Il ne voulait pas qu’un établissement d’enseignement supérieur compromit sa tâche élevée pour descendre
au rang d’une école d’application, où l’on apprend aux
élèves l'emploi mécanique de formules dont la genèse
leur échappe. D'une erreur de ce genre, l'Angleterre,
atteinte jusqu'au vif dans ses intérêts, bat aujourd’hui sa
coulpe. Pour qui connaît les lois du progrès scientifique,
c'est imiter la manœuvre du sauvage qui, pour goûter
plus tôt les fruits,
coupe l'arbre
à
sa
racine.
Celle-ci,
épuisée dans sa sève, ne donne plus de rejetons et la vie
se retire de ses dernières fibres. M. Haller estimait au
contraire que de solides études générales sont l’indispensable condition d'applications fructueuses. Il ne permet-
. tait à ses élèves de se spécialiser qu'à leur dernière an.
née. Il pensait que leur esprit assoupli par les méthodes,
exercé par l'exploration systématique de l'immense do-
maine de la chimie, fécondé par la Connaissance approfondie des lois de la matière organique, s’attaquerait
ALLOCUTION
DE
M.
LE
RECTEUR.
37
d’une prise bien plus forte et plus solide aux applications
qui n’en sont, en définitive, que les conséquences et les
corollaires; que non contents de répéter sans cesse le
même geste et de battre les mêmes sentiers, ces jeunes
gens se sentiraient capables de se renouveler, de s’adapter à des besoins et à des nécessités imprévues, et de
se frayer à leur tour des percées originales. C’est pour-
quoi il poussait les meilleurs d’entre eux à des essais et
à des œuvres personnelles, et à côté du laboratoire d'étude
instituait des laboratoires de recherches. Ici l’on enseignait la science du présent, R se préparait celle de l’avenir et de demain.
Il importe au plus haut degré que ces traditions se
maintiennent dans l'établissement qui gardera
avec
reconnaissance
le
souvenir
de
M.
Haller.
Aussi
bien,
convient-il de n'avoir à ce sujet aucune inquiétude.
M. Haller avait su s’entourer de collaborateurs absolument dévoués, très pénétrés de la justesse de ses vues,
fortement imprégnés de ses idées et qui ne faisaient
qu'un avec lui. Une touchante fraternité de pensée et
d'effort animait ce corps de professeurs ; une même âme
habitait cette maison. Elle continuera à y demeurer et à
inspirer ces maîtres, qui n’ont qu’à persévérer pour rester fidèles à eux-mêmes et pour que l’avenir réalise les
promesses du présent.
Dans cette revue de nos pertes, vous ne me pardonneriez
pas,
Messieurs,
de
laisser
s'éloigner
de
nous,
sans un adieu, l'excellent et savant secrétaire, M. Georgel, qui vient d'accomplir parmi nous sa cinquante-troisième année de service. On peut dire que son vaillant
labeur a suffi à deux carrières; celle de professeur au
lycée, où plusieurs de nos maîtres actuels eurent le bonheur de compter parmi ses élèves : celle de secrétaire
des Facultés, où il se retira à l’âge où d’autres songent à
la retraite, et dans laquelle l’aménité de ses relations,
38
ALLOCUTION
DE
M.
LE
RECTEUR.
la sûreté de son commerce, la parfaite intelligence de:
son service, l'avaient rendu également cher aux professeurs et aux étudiants.
La parcimonie avec laquelle se dispense aux hommes
de science et aux membres du corps enseignant, les
croix de la Légion d'honneur en relève encore le prix.
Deux
des professeurs
recues cette année.
de l'Université de Nancy
les ont
C’est presque la moitié du contin-
gent de la province.
C’est une fête pour nous quand une de ces distinctions
récompense un mérite éprouvé et reconnu de tous. Mais
quand à ce mérite
professionnelle
qui
s’ajoute la modestie, une conscience
n’a jamais
connu
quand le professeur est aimé autant
de
défaillance,
qu’estimé
par ceux
qui l'entourent ou reçoivent ses lecons, l’unanime
satis-
faction nous parait la meilleure sanction de l'heureux
choix fait par le ministre. Et c’est l’homme presque autant que le savant que nous sommes heureux de féliciter.
C’est le cas pour M. Floquet, excellent professeur d’analyse de notre Faculté. Depuis vingt-cinq ans il accumule
des travaux, qui certes ne sont pas faits pour passionner
Jopinion populaire, mais qui lui ont valu une belle et
solide réputation parmi les spécialistes qui sont pour lui
le public. Il à formé autour de sa chaire des générations
d'élèves, dont beaucoup sont aujourd’hui des maitres. Il
n’en est pas un qui, de près ou de loin, n’ait applaudi à
l'honneur fait à celui qui est resté leur ami.
J'en dirai autant de M. Thoulet, le distingué professeur
de minéralogie. À vrai dire, M. Thoulet est un isolé et cet
isolement lui a nui. Ia fait sa spécialité d’une science
qui, jadis, eut chez nous des adeptes éminents, quiest en
_pleine
faveur en Allemagne,
en Angleterre,
aux
Etalis-
Unis, mais dont il est resté chez nous à peu près l’unique
représentant, l'océanographie. L'originalité et l'utilité de
ces travaux ont fini par forcer l'indifférence qui,
chez
ALLOCUTION
DE
M.
LE
RECTEUR.
39
nous s'attache à tous ceux qui dédaignent une
publicité
bruyante. On est venu le chercher à Nancy pour faire
chaque année une série de cours à l’Ecole supérieure de
la Marine.
Il a préparé,
pour l'Exposition
de 1900,
une
carte des fonds sous-marins de la France, qui est le fruit
de longues observations patientes, et qui est à la fois un
chef-d'œuvre inédit et un modèle de méthode. M. Thoulet
a beaucoup écrit, et comme l’amour de sa science favorite
l’a promené sur bien des océans et des terres lointaines, la
magie des visions dont ses yeux se sont remplis à communiqué à son siyle cette lumière, cette couleur, ces
nuances délicates qui en font le charme pour les lettrés
comme pour les hommes de science.
L'Université de Nancy se fait chaque année une large
part dans les prix que distribuent les diverses sections
de l'Institut. C’est ainsi qu'ont été distingués plusieurs
ouvrages dont je vous ai déjà entretenus ; ceux de
M. Pariset sur l'Etat et sur les Eglises en Prusse au
xvine siècle ; de M. Beauchet sur l'Histoire du droit privé
et public chez les Athéniens ; de M. Pierre Boyé sur
Stanislas de Jorraine ; de M. Pabbé Marin sur les monastères de Constantinople à l’époque byzantine. Ces deux
dernières études sont des thèses de doctorat, soutenues
devant la Faculté de Nancy par des élèves qu'elle à
formés. Vous jugerez de la valeur d’un enseignement
qui permet à ces jeunes gens de disputer à leurs maîtres
les récompenses académiques. Un autre de nos anciens
élèves, M. Robert Parisot, a obtenu le grand prix Gobert
de cette année, la plus haute récompense de l'institut,
pour sa thèse sur les Origines du royaume de Lorraine,
un des
livres d'histoire les plus solidement documentés
qui aient paru depuis longtemps. J’ajoute que M. Parisot,
avant de conquérir sa place dans les rangs de l’Université, et d’être conduit par ses goûts vers des études si
austères, comptait parmi les jeunes officiers d'avenir de
40
ALLOCUTION
DE M.
LE
RECTEUR.
notre armée. Il n’est pas d’ailleurs le seul de ses anciens
camarades quis’entende à manierd’une main aussi experte
la plume que l'épée. Je ne sais si tous s’associeraient aux
conclusions de M. Parisot, qui regrette, en vrai Lotharingien, que la Lorraine n'ait pas réussi à maintenir sa
nationalité et à former un état-tampon entre la Gaule et
la Germanie ; il estime qu’elle le pouvait, si les hommes
n’avaient fait défaut à l’œuvre. Mais cette réserve faite,
dans l’exposé des origines du vieux royaume, dans l’histoire de ses luttes et de ses querelles avec ses voisines,
Pauteur a déployé une richesse d’information extraor- .
dinaire, une sûreté de critique qui en fait un guide infaillible à travers le dédale d'événements qui marquent ces
époques lointaines et troublées, une fermeté de plan qui
soutient l'attention jusqu’au bout. C’est d’un livre de ce
genre qu'on peut dire qu'il ne laisse rien à glaner après
lui. M Parisot restera toujours le maître incontesté d’un
domaine sur lequel il a vaillamment planté son drapeau.
Le prix annuel de l’Académie royale des sciences de
Belgique a été obtenu par M. Cuénot, professeur de z00logie. Son préparateur, M. Florentin a obtenu le prix
Dupeux, décerné par l’Académie de Stanislas.
J'ai pris l'habitude de vous signaler ici, parmi les
ouvrages qui témoignent de la vitalité intellectuelle de
notre Université, ceux qui me paraissent de nature à
intéresser le plus vivement le publie. Je me conformerai
encore à cet usage, tout en m’excusant auprès de leurs
auteurs de passer sous silence des œuvres de science
pure, qui ne s'adressent guère qu'aux spécialistes.
M. Baldensperger, maitre de conférences d’allemand,
a demandé le sujet de ses thèses, très brillamment soutenues en Sorbonne, à deux petits pays qui, bien que rat.
tachés à l'Allemagne par l’affinité de race, ont de tout
temps revendiqué fièrement leur indépendance politique
et littéraire : le Danemarck et la Suisse. La première de
ALLOGUTION
DE
Me.
LE
RECTEUR.
ces thèses, qui n’est qu’une esquisse, traite du
Œlhlenschlæger, un des initiateurs du mouvement
lectuel contemporain en Danemarck. La seconde
ouvrage Capital sur Gottfried Keller, le conteur
mancier Zurichois, fort peu connu en France, très
laire dans tous les
redoutait, dit-on, de
les dissertations des
suré et satisfait, s’il
4i
poète
intelest un
et ropopu-
pays de langue allemande. Keller
devenir après sa mort un sujet pour
critiques. Il eût été pleinement rasavait pressenti la fine psychologie,
la sympathique compréhension de celui qui s’est fait son
interprète auprès du public français. Après nous avoir,
dans un raccourci spirituel et vivant, résumé l’œuvre
entière de Keller; son histoire d'Henri le Vert, qui est
une sorte d’autobiographie dans la manière des années
d'apprentissage de Wilhelm Meister ; ses contes et ses
légendes qui mettent en scène les mœurs des bourgeois de
petite ville, avec leur bonhomie, leurs manies, leurs passions étroites et leurs préjugés, M. Baidensperger analyse les éléments du talent de Keller: le réalisme exact
et minutieux, sans être brutal, qui imprègne l’œuvre
tout entière d’un âpre et savoureux parfum de terroir, et
qui s’allie avec le romantisme de l'invention et des épisodes; un style qui tient de la manière du peintre que
Keller avait commencé par être, habile à saisir le relief
et la couleur; un helvétisme, qui s’accuse par quelque
gaucherie et quelque lourdeur et se révèle par un souci
constant de prédication morale et patriotique; pour tout
dire un écrivain point banal, respectueux de sa matière
et de son art, et qui a désormais sa place dans la littéra-
ture allemande entre le Bavaroïis Heyse et le Souabe
Auerbach.
M. Gavet, professeur à la Faculté de droit, a rendu
aux études juridiques un signalé service, qu'apprécieront
tous ceux qui pensent
que l’Université
a mieux
à faire
que d’initier exclusivement nos étudiants aux nomencla-
42
ALLOCUTION
DE
M.
LE
RECTEUR.
tures des codes et aux artifices de la procédure;
mais
qu’il importe de remeitre en honneur les fortes traditions
scientifiques qui ont fait la gloire de nos grands juristes
français. C’est pourquoi il leur dédie ses « Sources de l’his-
toire des institutions du Droit » en deux volumes. Je ne
puis essayer ici de vous donner l’idée de ce prodigieux
travail, Je dirai seulement qu'à tout étudiant, à tout
chercheur soucieux d'étudier à fond une question, qu’il
s'agisse de droit romain, de droit canon, de droit coutumier, de droit moderne ou international, M. Gavet indique,
avec une richesse de bibliographie surprenante, où sont les
sources, comment on les consulte, comment on établit la
critique des textes, quels sont les recueils spéciaux de
toute époque et de tout pays où l'on doit s’adresser. Il
n’est pas un article de dictionnaire ou de revue spéciale
qui
ne soit classé,
catalogué, mis
à la portée des
tra-
vailleurs, avec l’appréciation exacte et brève de sa va-
leur. Œuvre
de bénédictin qu’il semblait
difficile
à un
seul homme de mener à terme, etque M. Gavet a achevée
sans
collaborateur,
y
condensant
le
fruit
de
sa
labo-
rieuse et déjà longue expérience, prodiguant sa peine
pour abréger celle des jeunes gens, qu'il invite au tra-
vail par son exemple.
MESSIEURS LES ÉTUDIANTS,
Après avoir parlé de vos maîtres et de vos aïinés, je
voudrais, en finissant, vous entretenir de vous-mêmes.
Vous aussi vous êtes une partie, non la moins
sante, de l’Université; vous formez la milice
armée dont nous ne sommes que les cadres. Ce
que j'aie encore à rendre compte au public de vos
Pour
quelques-uns, sans
doute,
ce plaisir me
intéresde cette
n'est pas
œuvres.
sera
ré-
servé plus tard. En attendant, les pages de votre vie sont
encore blanches ; je voudrais à la première inscrire quel-
ALLOCUTION
DE
M.
LE
RECTEUR,
43
ques conseils, qui conviennent à cette année qui commence et à ce siècle qui finit.
Si la jeunesse ne constituait pas par elle-même le plus
enviable
des
privilèges,
si
le prisme
qu’elle
projette
devant elle ne colorait pas toutes choses des nuances de
la joie et de l'espérance, nous, les anciens, serions tentés
de plaindre
la génération
à
laquelle
vous
appartenez.
Vous avez été élevés par vos pères dans la tristesse de
souvenirs amers et dans l’attente sans cesse ajournée des
réparations attendues, mal satisfaits du présent et in-
quiets de l’avenir. Les
frappé vos
spectacles qui, depuis
lors, ont
yeux, ceux qui, le plus récemment, se
sont
imposés à votre esprit, n'étaient pas faits pour raffermir
votre foi en cette « justice immanente » qu’un grand
patriote assurait gouverner les choses humaines. Vous
avez vu le monde livré depuis
trente ans
aux jeux de
de la force, l’écrasement médité du faible par le puissant,
les nations qui se proclament les plus civilisées ne donner
que leur convoitise pour excuse à leur brutalité, des peuples assassinés sans que leur dernier cri éveillât dans les
cœurs endurcis et les consciences muettes un écho
d'horreur et de pitié. Le monde semble avoir reculé vers
la barbarie, et l’on s'aperçoit chaque jour davantage
quelle place a laissée vide cette France, à l’antique renom de générosité et. de chevaleresque héroïsme, aujour-
d’hui repliée sur elle-même
et tenue à concentrer ses
forces pour faire front vers ceux qui guettent ses impru-
dences ou ses défaillances. Comment
de tels exemples
n’agiraient-ils pas à la longue et par contagion sur des
âmes neuves? Quelles leçons d’égoïsme et de scepticisme
n’ont-ils
pas
ciens dieux,
Vexaltation
données? Comment
quant
du
moi,
tout proclame
rester fidèles aux anle culte
du
succès,
l’apothéose de la force? Et telles
sont aussi, si vous voulez bien y prendre garde, les diverses nuances par lesquelles a passé l'esprit public,
44
ALLOCUTION
et qui se sont réfiéchies
mœurs.
DE
M.
dans
LE
RECTEUR.
la littérature et dans
les
Jamais pays éprouvé, menacé par l’expansion gigantesque de ses voisins, n'a senti un plus pressant besoin
de concorde, d’union, de solidarité. Jamais pourtant l’atmosphêre ambiante n’a été plus troublée, les polémiques
de parti plus
implacables,
les haines
plus exaspérées
par l’injure et la calomnie. Des passions d’un autre âge,
qu’on croyait éteintes et qui n'étaient qu'assoupies, re”
naissent sous nos yeux, semblables à ces fléaux pestilentiels, redoutés de nos aïeux, et que la science, dans les
foyers où ils tentent de reparaître, sait du moins circonscrire et étouffer. On se croirait revenus aux luttes de
castes, de classes et de croyances, comme si cette parole
n'avait pas été dite: À chacun selon ses œuvres; comme
si le bon sens et la raison ne nous criaient que la personne humaine ne vaut que par son effort, son travail et
ses vertus.
Contre ces influences pernicieuses il existe, heureusement, des remèdes. Nous avons encore des refuges où
Pâme d’un peuple peut se reprendre et ses énergies se
retremper.
C’est d’abord l’Université. Quelles que soient les différences d’origine, de fortune, d'éducation, vous y venez
tous égaux, soumis aux mêmes disciplines, rapprochés
par les mêmes études sur le même terrain, qui est celui
de la science. Elle vous initie à ses méthodes rigoureuses
d'investigation, à son respect des faits et de l'expérience;
elle dissipe les préjugés et vous oblige à incliner vos intel-
ligences devant la bienfaisante tyrannie de la vérité et de
la Loi. Par cela seul qu’elle aiguise
pensée, elle
vous
aide
à sortir
de
et assouplit votre
vous-mêmes,
confronter avec d’autres et à pénétrer
à
vous
dans leur esprit,
à multiplier les points de vue par où la vérité nous
découvre ses aspects. Tout esprit critique et vraiment
ALLOCOUTION
scientifique
est
DE
un esprit
M.
LE
RECTEUR.
tolérant,
et
45
la tolérance
est
à mi-chemin de la sympathie. La science enfin est conseillère de
modestie
son domaine, plus
et d’humilité.
les problèmes
Plus
qu’elle
vous
explorez
soulève vous
apparaissent dans leur complexité, s’engendrant indéfiniment les uns les autres, sans que vous puissiez jamais
prétendre à les épuiser. Quoi de meilleur pour faire sentir
à l’homme sa débilité et sa dépendance, le ramener à la
mesure exacte de soi-même et guérir cet égoïsme intempérant qui est la misère et la maladie de notre temps.
Il est une autre école de sacrifice et de devoir; c’est
l’armée. Elle est le miroir fidèle
de
la nation. Tous
les
Français lui doivent une part de leur vie et lui restent
attachés par des liens de dépendance étroite, qui laissent
forcément leur empreinte à l'être moral. Non seulement
elle amalgame et cimente tous les éléments qui ont formé
le métal
elle
solide
exalte
incarnée
et résistant de l’unité française,
dans
dans
cet
chacun
le
être de
raison et d'amour,
sentiment
mais
de cetie
la
unité,
patrie.
Elle imprime à tous le pli des vertus indispensables
à
une société qui veut vivre, mais plus encore à une démocratie agitée comme la nôtre par les remous de l'opinion;
l’obéissance à la règle acceptée et consentie, la subordi-
nation à la discipline, la noblesse des servitudes volontaires, l’abdication de soi-même, et, quand il le faut, le
sacrifice de l'individu au salut de la collectivité. C’est
pourquoi elle doit demeurer au-dessus et en dehors des
partis, supérieure à nos intérêts d'un moment et à nos
querelles d’un jour, et représenter ce qu’il y a d'éternel
et d’immuable dans ce patrimoine de vaillance et d’honneur que chaque génération transmet à celle qui la
suit.
Fortifiés et aguerris par les saines lecons de ce double
apprentissage,vous discernerez plus clairement où est le
devoir, où est le danger
de l'heure présente. Vous
fer-
46
ALLOOUTION
DE M. LE
RECTEUR,
merez vos cœurs à la haine et vos oreilles aux appels des
discordes fratricides. Vous rechercherez non ce qui nous
divise, mais ce qui doit nous unir. Vous vous sentirez
une grande pitié pour ce pays de France, pour qui la
nature et l’histoire ont tant fait, et qui serait si fort,
s'il ne s’appliquait pas de lui-même à s’affaiblir. Et votre
jeunesse nous préparera de meilleurs jours, si elle donne
l'exemple aux hommes d’un peu plus d'humanité, de justice et de charité.
Fichiers
seance_rentree_1899_8.pdf, application/pdf, 1,06 Mo,
Classe
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GASQUET. Allocution de M. Gasquet, Recteur. https://histoire-universite-nancy.fr/s/una2gm/item/10148, accès le 17 mai 2022